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Un intérêt pédagogique pour la transmission des savoirs


Jean Dhombres

Scientifique d’exception, Laplace fut également moteur pour le développement de l’enseignement au plus haut niveau, participant à l’élaboration de programmes et soucieux que l’enseignement des mathématiques ne soit pas détaché d’une réflexion philosophique.

S’il n’est pas courant de parler en des termes de pédagogie d’un illustre scientifique, il reste qu’il existe un lien très fort entre l’enseignement et la recherche fondamentale. Mais rendre compte d’une pédagogie, laquelle opère directement sur un auditoire selon des schèmes difficiles à décrypter et à reproduire, est un exercice difficile. En outre, une pédagogie est adaptée à un esprit du temps, qui n’est plus forcément le nôtre. Tentons néanmoins ici l’expérience, pour évoquer le rôle de Laplace dans l’enseignement.

 

 

Une faible charge d’enseignement

 

Dans le cas de Laplace, le travail d’expérience devant des élèves ou étudiants est temporellement réduit à bien peu de choses : quelques années à l’École militaire de Paris lorsque Laplace avait 20 ans et qu’il enseignait à ce qui serait aujourd’hui le niveau d’un collège, et quelques mois surprenants à Paris au début de l’année 1795, pour la création de l’École normale. En outre, depuis 1783, Laplace agit comme examinateur de mathématiques pour le Génie et l’Artillerie, puis il devient un membre majeur du Conseil de perfectionnement de l’École polytechnique, de 1800 à sa mort, vingt-sept années plus tard. C’est là que se discutaient tous les programmes de cette École qui se trouvait à la base du système méritocratique institué par la Convention. Ainsi Laplace préside-t-il la réunion du 12 brumaire an 9, comme en témoigne sa signature à la fin de la séance, où fut discuté notamment le programme de calcul différentiel.

 

À la séance suivante, du 15 brumaire an 9, que Laplace préside à nouveau, un membre non nommé du Conseil de perfectionnement voudrait que tout candidat « prouve » qu’il sait la langue française et la langue latine. La réaction est nette :

« Le conseil, quoique pénétré de l’importance et de la vérité de ces observations, a cru que les circonstances actuelles ne permettaient pas d’exiger des connaissances aussi étendues qu’on le pourra par la suite, lorsque les institutions républicaines de l’instruction publique auront eu le temps d’exercer une action efficace sur la masse du peuple français. En conséquence il s’est borné, quant à présent, à adopter l’article suivant qui devra être ajouté au programme et au procès verbal de la séance précédente, ainsi qu’il suit :

“Les candidats seront tenus d’écrire sous la dictée de l’examinateur quelques phrases françaises pour constater qu’ils savent écrire correctement leur langue.” »

Il est d’ailleurs intéressant de lire une partie du programme adopté de calcul différentiel (voir encadré).

 

 

Extraits du programme de calcul différentiel

 

« Différentielles de fonctions circulaires, logarithmiques et exponentielles, tant simples que combinées.

Différences secondes, troisièmes, etc.

Démonstration du théorème de Taylor par une méthode simple, telle que la méthode des coefficients indéterminés.

Démonstration de la formule du binôme, dans le cas de l’exposant fractionnaire ou négatif.

Complément de la théorie des racines égales.

Développement des séries qui donnent les logarithmes, les exponentielles, les sinus et cosinus en fonction de l’arc, et réciproquement ; le tout pouvant être considéré comme des applications du théorème de Taylor.

Ce même théorème étendu à deux variables, c’est-à-dire au développement de f (x + i, y + k).

Loi du résultat. Conséquence qu’on en tire par rapport à l’égalité des coefficients différentiels et  

 Conditions pour que Mdx + Ndy soit une différentielle complète ; idem pour que Mdx + Ndy + Pdz en soit une.

Notions de différences partielles.

Théorie des maxima et des minima pour les fonctions d’une et de deux variables. Manière de distinguer le maximum du minimum. Application à des exemples choisis.

Formules des sous-tangentes, sous-normales, tangentes, etc., déduites de la considération des limites. Détermination des asymptotes. »

 

 

Avec une ironie retenue, Laplace se met lui-même en scène comme examinateur pour les mathématiques lorsqu’il proclame en mai 1804 le résultat du sénatus-consulte permettant le couronnement en décembre : vingt ans plus tôt, assurait-il, il avait ouvert la carrière du jeune Bonaparte en le recevant aux examens de l’artillerie.

 

« Je viens de proclamer aux acclamations du peuple, Empereur des Français, le héros à qui j’eus l’avantage, il y a vingt ans, d’ouvrir la carrière qu’il a parcourue avec tant de gloire et de bonheur pour la France. Puisse la Patrie que vous gouvernez avec tant de sagesse, après l’avoir retirée de l’abysse, jouir longtemps des fruits de votre génie ! »

 

 

Une collection de manuels

 

Il est peut-être plus significatif de citer ce qui fut une longue circulaire du ministère de l’intérieur, préparée par Laplace, et diffusée par son successeur Lucien Bonaparte. Il y est indiqué : « Préférez dans l’enseignement les méthodes générales ; attachez-vous à les présenter de la manière la plus simple, et vous verrez en même temps qu’elles sont presque toujours les plus faciles. »

 

 

 

Sylvestre-François Lacroix (1765‒1843).

 

Lacroix, qui avait lancé avec l’appui de Laplace depuis 1796 une collection de manuels mathématiques, ajoute en reprenant la circulaire dans son Traité élémentaire de calcul différentiel et de calcul intégral : « [Ces méthodes] sont aussi les plus propres à faire connaître la vraie métaphysique de la science. »

Une telle phrase n’a rien d’anodin sur le plan des idées, et correspond à une forte influence de Laplace, persuadé que le monde scientifique le plus performant n’est pas celui qui se coupe de la réflexion philosophique, mais la renouvelle. Son Essai philosophique sur les probabilités en est un témoignage notable (voir article « Les probabilités et leur métaphysique »). De plus, Lacroix, par ses manuels, efface un effet de la pédagogie du XVIIIe siècle français : celui de séparer le monde des mathématiques que l’on enseigne au collège (pour tous les esprits, si l’on veut) et le monde des mathématiques ésotériques pour spécialistes (et qui ne concernent pas en fait la culture).

Le traité du calcul différentiel et intégral de Lacroix est bien qualifié d’« élémentaire », mais pas du tout au sens d’être fermé sur lui-même ; il correspond seulement à un niveau d’apprentissage, et s’ouvre par des allusions sur bien plus, qui figure alors dans les deux volumes du Traité de calcul différentiel et intégral ; ce texte reprend minutieusement toutes les contributions du XVIIIe siècle. Et c’est bien dans le « traité élémentaire » qu’est fournie la démonstration laplacienne, d’ailleurs encore simplifiée par Lacroix, du théorème fondamental de l’algèbre (voir encadré).

 

Enfin, dans son édition de 1814 de l’Essai philosophiquesur les probabilités, il est sidéré par les contradictions de Pascal dans son essai sur le pari : « Pascal perd ici de vue ce qu’il vient de recommander pour acquérir la foi : savoir, de commencer par les actes extérieurs. » Ainsi, ce pédagogue que se révèle être Laplace n’hésite pas, dans un texte sur la science, à attaquer certains philosophes, preuve d’une lecture assidue des ouvrages classiques comme des travaux de ses contemporains !

 

 

Laplace et le théorème fondamental de l’algèbre

 

Démontrer que tout polynôme à coefficients réels de degré 1 ou plus possède au minimum une racine complexe, donc peut s’écrire à un facteur multiplicatif près comme produit de facteurs de la forme X ‒ r, où r est un nombre complexe, n’est pas même envisagé par Descartes. En revanche, l’auteur du Discours de la méthode imagine que cette écriture en produit est possible, mais avec des r dits « imaginaires ». L’étonnant, à nos yeux, est que Descartes pense que tous ces « imaginaires » possibles forment un corps, même s’il n’a pas cette terminologie (qui sera introduite au XIXe siècle). Il reste à établir que ces « imaginaires » peuvent être simplement des nombres complexes, donc il convient d’identifier les « imaginaires » aux seuls nombres complexes a + ib, avec i2 = ‒ 1.

D’Alembert, au milieu du XVIIIe siècle, avait suggéré une méthode, de type topologique ; mais il était obligé de faire l’hypothèse d’un développement en série de puissances fractionnaires. Lagrange réalise un progrès essentiel en établissant que, pour un tel polynôme P, il existe forcément deux de ses racines « imaginaires », notées u et v, telles que u + v + uv soit un nombre complexe. Il avait pour cela besoin du théorème des valeurs intermédiaires pour une fonction polynôme, et de son résultat algébrique sur l’expression des fonctions rationnelles symétriques des racines en termes des coefficients du polynôme.

Laplace, en une page, et dans une leçon à l’École normale de l’an III (le 1er mars 1795), invente l’idée qui permet d’utiliser le travail de Lagrange. Le « truc » est simple : il s’agit d’ajouter un paramètre n, éventuellement un entier quelconque. Car comme Lagrange pour le polynôme P, on peut établir que, pour tout n fixé, existent deux imaginaires u et v, racines de P, telles que u + v + nuv soit effectivement un nombre complexe. On peut les noter un et vn. Dès lors, la fonction qui, à tout n, fait correspondre le couple (un, vn), et qui va de l’ensemble infini des entiers dans l’ensemble (forcément fini) des couples de racines imaginaires de P, ne peut être injective. En effet, le degré de P est un nombre entier k et il ne peut y avoir plus de k racines imaginaires (ce qui utilise la propriété de corps des « imaginaires »). Il existe donc deux valeurs n différentes, n’ et n’’, et un = un’ = u, vn = vn’ = v, telles que l’on ait à la fois un + vn + n’un’ vn et un’’ + vn’ + n’’un’’vn’’ qui soient des nombres complexes. On en déduit que u + v et uv sont aussi des nombres complexes. Par l’étude bien connue de l’équation du second degré, c’est également le cas de u et v.

 

 

Une « comparaison » entre le fini et l’infini

 

Cette utilisation par Lagrange de la « comparaison » de l’infini et du fini est peut-être une première pour démontrer un théorème d’une tout autre nature.

Carl Friedrich Gauss, qui passe sa thèse en 1797 sur le théorème fondamental de l’algèbre, produit une longue démonstration, mais elle présuppose une propriété de type topologique plus difficile encore que le théorème lui-même (résultat selon lequel une courbe unicursale qui entre dans un cercle doit en sortir). Plus tard, en 1816, il adaptera la démonstration de Laplace, mais sans citer son homologue, tout en se débarrassant de l’hypothèse d’existence des imaginaires.

 

 

 


références

Une histoire de l’imaginaire mathématique. Vers le théorème fondamental de l’algèbre et sa démonstration par Laplace en 1795. Carlos Alvarez et Jean Dhombres, Hermann, 2011.
Quelques aspects des relations sciences-pouvoir dans l’État napoléonien. Nicole Dhombres, thèse de 3e cycle de l’EHESS, 1982.